Trump, Poutine et la farine

En répondant, au bord de l’Air Force, aux journalistes qui l’interrogeaient sur les frappes ayant fait de nombreuses victimes civiles à Soumy en Ukraine dimanche, le président Trump peine à convaincre: « C’est la guerre de Biden, ce n’est pas ma guerre. J’essaie de l’arrêter pour que nous puissions sauver beaucoup de vies ». Les discussions sur un éventuel cessez-le feu peinent à se concrétiser. Vladimir Poutine est suspecté de vouloir étrangler progressivement l’Ukraine et de jouer la montre. L'analyse de Gil Mihaely... L’article Trump, Poutine et la farine est apparu en premier sur Causeur.

Avr 15, 2025 - 14:38
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Trump, Poutine et la farine

Interrogé au bord de l’Air Force One sur les frappes récentes ayant fait de nombreuses victimes civiles Ukraine, Donald Trump peine à convaincre: «C’est la guerre de Biden, pas la mienne. J’essaie de l’arrêter pour sauver des vies». Les négociations de cessez-le-feu stagnent, tandis que Poutine semble vouloir étrangler l’Ukraine à petit feu.


Selon un éditorial du Monde publié le 12 avril 2025, Donald Trump est actuellement tenu en échec par Vladimir Poutine sur le dossier ukrainien. Le journal souligne que, malgré les efforts de l’ancien président américain pour obtenir un cessez-le-feu, la guerre en Ukraine se poursuit sans véritable perspective de résolution. Le Monde met en lumière la tactique du Kremlin : entretenir des négociations sans issue afin de gagner du temps tout en poursuivant ses objectifs militaires sur le terrain. Vladimir Poutine ne semble nullement disposé à mettre fin à l’agression tant qu’il n’aura pas contraint les Ukrainiens et leur président à céder de la manière la plus humiliante possible. Il demeure cependant difficile d’interpréter la stratégie américaine sans accéder aux prémisses géostratégiques de l’administration actuelle, dont les motivations réelles restent floues. Trump, selon une interprétation plausible, serait prêt à sacrifier les Ukrainiens pour atteindre un but stratégique on ne peut plus important pour les Etats-Unis : éloigner puis détacher la Russie de la Chine.

Triangulation stratégique

L’idée n’est pas nouvelle : elle s’inspire de la manœuvre dans le sens inverse déployée par Nixon et Kissinger dans les années 1970, lorsque les États-Unis s’étaient rapprochés de la Chine maoïste pour isoler l’Union soviétique. Face à une dynamique inverse aujourd’hui, celle d’une Russie affaiblie qui se rapproche d’une Chine en ascension, Donald Trump pourrait percevoir une opportunité historique pour rééditer cette triangulation stratégique.

Il faut reconnaître que la posture de Trump vis-à-vis de la Russie fut profondément ambivalente. Le président américain a exprimé à plusieurs reprises son admiration personnelle pour Vladimir Poutine, tout en semant le doute sur les conclusions des agences de renseignement américaines concernant l’ingérence russe dans les élections de 2016. Lors du sommet d’Helsinki, en 2018, Trump est allé jusqu’à accorder publiquement plus de crédit aux déclarations de Poutine qu’à ses propres services, provoquant l’indignation de nombreux responsables politiques américains. Ce type de discours a alimenté l’idée qu’il cherchait à ménager Moscou, voire à rallier les Russes pour contenir la Chine.

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Pourtant, dans les faits, l’administration Trump a adopté plusieurs mesures de fermeté inédites à l’égard de la Russie : renforcement des sanctions après l’annexion de la Crimée, expulsion de diplomates russes, retrait du traité INF sur les armes à portée intermédiaire, et surtout, livraison d’armes létales à l’Ukraine, notamment les missiles antichar Javelin, mesure que l’administration Obama s’était refusée à prendre. Ces actes tranchent avec l’image d’un président complaisant, et dessinent une politique extérieure plus dure qu’il n’y paraît. Ce flou politique a empêché l’émergence d’une ligne cohérente pour tenter un réel basculement diplomatique de la Russie.

Moscou dépendante de Pékin

Cependant, l’idée de détacher Moscou de Pékin est, en pratique, extrêmement difficile à mettre en œuvre. Depuis l’invasion de l’Ukraine en 2022, la Russie s’est tournée massivement vers la Chine, devenant dépendante de ses importations technologiques, de ses débouchés énergétiques et de sa couverture diplomatique. Une rupture avec Pékin serait un suicide stratégique pour le Kremlin. Surtout qu’un « rabibochage » rapide avec l’Occident semble être illusoire. Sur le plan structurel, l’élite russe, marquée par un profond ressentiment post-guerre froide, perçoit l’Occident comme une menace existentielle. Et sur le plan idéologique, le régime autoritaire russe partage aujourd’hui bien plus avec le système chinois qu’avec une démocratie libérale. Ensuite, concernant les exportations d’énergie, qui peut croire à un retour rapide au statu quo ante 2022 ? 

Les intérêts des deux puissances sont désormais étroitement alignés : matières premières contre technologies, protection diplomatique contre loyauté géopolitique. Pékin joue d’ailleurs une partition subtile : la Chine soutient Moscou sans s’engager militairement, limitant son exposition tout en consolidant une alliance de fait. Cette dynamique place la Russie dans une position de partenaire junior, ce que le Kremlin tolère faute d’alternative.

Certes, des tensions souterraines existent : la Chine reste prudente vis-à-vis de l’aventurisme militaire russe, et des rivalités se manifestent en Asie centrale. Mais ces divergences restent secondaires par rapport à l’interdépendance croissante qui lie les deux régimes. Imaginer que la Russie puisse basculer vers l’Occident supposerait la levée des sanctions, la fin du conflit ukrainien dans des conditions acceptables pour Moscou, et la restauration d’une confiance aujourd’hui inexistante. Tant que ces conditions ne sont pas réunies, la Russie n’a tout simplement nulle part d’autre où aller, sinon vers la Chine.

Mais quid de cette inquiétude russe moins souvent évoquée, mais réelle : celle d’un déséquilibre territorial et démographique entre la Russie et la Chine ? La Sibérie orientale, riche en ressources mais peu peuplée, a pour voisine une Chine surpeuplée et économiquement vorace. Moscou craint, de manière latente, une « colonisation douce » de cette région par le commerce, l’investissement et l’immigration informelle chinoise. Bien que Pékin n’ait jamais formulé de revendications territoriales, cette angoisse démographique et géographique nourrit une méfiance stratégique ancienne. La guerre de 1969 sur l’Amour reste inscrite dans la mémoire russe, tout comme la crainte d’une perte progressive de souveraineté dans ses confins asiatiques.

Cependant, cette crainte, aussi profonde soit-elle, ne suffit pas à faire basculer la Russie dans un alignement avec Donald Trump ou tout autre dirigeant occidental. Car si Trump incarne, dans son discours, une posture anti-chinoise affirmée, il ne représente pas pour le Kremlin une alternative stratégique crédible. Un tel alignement supposerait une normalisation diplomatique complète, assortie de garanties solides et durables, équivalentes, en quelque sorte, à un article 5 de l’OTAN couvrant la frontière orientale de la Fédération de Russie. Un scénario hautement improbable. Dans ces conditions, Moscou préfère assumer une dépendance asymétrique à l’égard de Pékin plutôt que de miser sur un président américain perçu comme imprévisible et instable. La peur du déséquilibre sino-russe, bien qu’existante, ne suffit donc pas à provoquer une bascule stratégique.

Drones iraniens

Dans ce contexte, certains suggèrent une autre piste, visant un objectif stratégique moins ambitieux que le détachement de la Russie de la Chine : séparer l’Iran de la Russie, toujours au prix d’un compromis sur l’Ukraine. Cette idée a pour but de briser l’axe Moscou-Téhéran, qui s’est renforcé depuis 2022, notamment autour de la coopération militaire (livraison de drones Shahed, projets communs d’armement, soutien diplomatique mutuel). L’Iran, longtemps isolé, voit en la Russie une puissance protectrice et un partenaire stratégique, tandis que Moscou bénéficie de l’expérience iranienne en matière de guerre asymétrique, ainsi que d’un approvisionnement régulier en drones abordables.

Mais là encore, une dissociation réelle paraît hautement improbable. L’Iran considère que l’Occident, et en particulier les États-Unis, ne cherche pas à normaliser les relations mais à contenir et affaiblir la République islamique à long terme. Ainsi, Téhéran voit dans son rapprochement avec Moscou et Pékin une assurance contre toute tentative occidentale d’encerclement stratégique.

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La Russie, de son côté, n’a pas d’attachement idéologique à l’Iran, mais aucune alternative stratégique crédible ne s’offre à elle aujourd’hui. Depuis le début de la guerre en Ukraine, l’Iran fournit à la Russie des drones (Shahed-136), des munitions et son savoir-faire en matière de contournement des sanctions internationales. Ce soutien est devenu indispensable sur le front ukrainien. Les deux pays partagent un ressentiment profond envers l’ordre occidental, et leur coopération s’inscrit dans une logique de confrontation systémique. Imaginer que Moscou lâche Téhéran supposerait un réengagement majeur avec l’Occident, assorti de garanties politiques, économiques et militaires, que ni Washington ni les puissances européennes ne sont prêts (ni capables) d’offrir à court terme. Tant que cette réalité géopolitique perdure, l’axe Moscou-Téhéran restera un pilier de la stratégie russe en Eurasie et au Moyen-Orient.

Dans cette logique, certains partisans de Donald Trump laissent entendre que Vladimir Poutine pourrait se satisfaire d’un accord conclu au détriment de l’Ukraine, à condition qu’il soit présenté comme un compromis honorable. Cette hypothèse repose sur une lecture purement transactionnelle du conflit : si Washington offrait la neutralisation de l’Ukraine, la reconnaissance implicite de certaines conquêtes, et un allègement des sanctions, Moscou pourrait, selon cette vision, renoncer à poursuivre son offensive.

Mais cette approche sous-estime profondément la dimension idéologique du projet poutinien. Le président russe ne recherche pas simplement une paix territorialisée, mais une victoire stratégique, symbolique et civilisationnelle. Toute concession de Kiev serait pour lui un jalon, non un aboutissement. Tout accord international, même équilibré sur le papier, serait interprété à Moscou comme un signe de faiblesse occidentale.

L’art du deal

Croire qu’un compromis généreux suffirait à endiguer durablement l’expansionnisme russe revient à méconnaître la logique de sa politique étrangère depuis 2008. En réalité, ce que l’administration Trump présente comme un « bon deal » serait, pour le Kremlin, un point de départ, non une ligne d’arrivée.

Même l’offre la plus avantageuse que les États-Unis pourraient théoriquement proposer ne saurait répondre aux objectifs de fond du régime russe. Car Poutine ne vise pas des gains ponctuels, mais une refonte durable de l’ordre européen, la reconnaissance de la Russie comme coarbitre du système international, et la subordination définitive de l’Ukraine à son orbite d’influence. Toute trêve ne serait alors qu’une pause tactique.

Bref, si Trump croit qu’en sacrifiant les Ukrainiens, il pourrait ancrer Moscou dans une alliance antichinoise, et/ou, pour ce même prix, casser l’axe Iran–Russie, si enfin le président américain croit que Poutine s’arrêtera plus longtemps qu’il ne lui sera nécessaire pour digérer l’Ukraine, il a alors trois fois tort. La stratégie poutinienne relève moins du compromis stabilisateur que de la pression continue.

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