« The Brutalist » et « Megalopolis » : quand le cinéma réinvente l’architecte, du génie à la folie
Dystopie et architecture au cœur de « The Brutalist » de Brady Corbet et « Cosmopolis » de Francis Ford Coppola.


Acclamé par la critique, The Brutalist de Brady Corbet est pressenti pour briller aux BAFTA et aux oscars 2025. L’occasion pour Mehdi Achouche, maître de conférences en cinéma anglophone, de nous guider dans les méandres des utopies architecturales sur grand écran, revisitant au passage des œuvres telles que Megalopolis de Francis Ford Coppola et Le Rebelle de King Vidor.
Le dernier paragraphe de l’article contient un spoiler du film The Brutalist
Les architectes n’ont jamais été des héros très prisés par le cinéma, qui n’a que rarement trouvé en eux des personnages dignes d’être explorés. C’est pourtant ce que tentent de faire, chacun à leur manière, Megalopolis de Francis Ford Coppola et The Brutalist de Brady Corbet, qui tous les deux mettent en scène et en jeu la figure prométhéenne de l’architecte. C’est-à-dire celui à même d’utiliser ses connaissances techniques et des matériaux novateurs pour radicalement transformer la société et faire advenir un monde meilleur. Cependant, les deux films divergent dans leurs conclusions sur les motivations et les capacités de l’architecte comme agent de transformation sociale.
Brutalisme et modernisme pour reconstruire le monde
Le rêve de révolution sociale a longtemps été porté par l’architecture moderniste et brutaliste. Les architectes de cette sensibilité (tout comme leurs prédécesseurs utopistes du XIXe siècle) ont longtemps été convaincus que des valeurs purement scientifiques (par opposition à des considérations esthétiques jugées passéistes) et de nouveaux matériaux (l’acier et le béton notamment) leur permettraient de mettre sur pied une architecture – et par extension un urbanisme – rationnelle qui modifierait en profondeur les relations sociales. Après les destructions de la Deuxième guerre mondiale, ils ont le champ libre pour reconstruire selon leurs préceptes.
En 1925 Le Corbusier avait déjà proposé de raser la rive droite de Paris pour la reconstruire sur des bases scientifiques et rationnelles : la « Cité future », tout en réctilinéarité et symétrie, faite de gratte-ciels en béton armé de 250 mètres de haut, d’une immense piste d’atterrissage et d’une double autoroute urbaine d’une centaine de mètres de large. Selon sa célèbre formule, la maison est une « machine à vivre », et comme toute machine elle peut être optimisée afin d’optimiser la vie elle-même.
L’architecte comme génie incompris
Dès 1949, le cinéma glorifie la figure de l’architecte incompris dans Le Rebelle de King Vidor, adapté du roman de la philosophe individualiste Ayn Rand. L’architecte interprété par Gary Cooper y est décrit comme un individualiste triomphant qui va à rebours des conventions et de l’opinion publique et se révèle être le moteur du progrès technologique et donc social. Il est le génie ignoré qui seul réalise que le passé n’a aucun intérêt et qui démolit des logements sociaux qui ne correspondent pas à sa vision moderniste.
La scène finale voit son épouse prendre l’ascenseur pour s’élever dans les airs jusqu’au toit d’un gratte-ciel en construction où l’attend l’architecte, qui surplombe la cité tel un superhéros et domine visuellement et symboliquement sa femme et le spectateur.
L’architecte comme techno-utopiste dans Megalopolis
Sorti en 2024, Megalopolis met également en scène un architecte héros contemplant la cité qu’il projette de reconstruire (New York). Il le fait depuis le toit d’un des gratte-ciels les plus emblématiques du modernisme architectural, le Chrysler Building, qui exprime dans ses lignes élancées le pouvoir de la machine. L’architecte du film, César Catalina, a mis au point un matériau miraculaire, le Megalon, qui lui a valu le Prix Nobel de Physique. Son projet le pousse à raser les logements sociaux situés au cœur de la ville afin de bâtir sa cité idéale, Mégalopolis.
Les inégalités sociales, la corruption politique et la décadence de cette nouvelle Rome pourront toutes être résolues par l’utopie urbaine de Catilina… sans jamais que le film n’éprouve le besoin d’expliquer comment. Car le techno-utopisme au cœur du film se suffit à lui-même : le politique, l’économique et le social sont tous subordonnés à la technologie et au « techno-fix », le remède technique miraculeux offert majestueusement à la communauté.
Derrière le « techno » de techno-utopisme ne se cache donc pas que la technologie mais aussi le technocrate, l’homme situé très haut au-dessus de la mêlée politique et partisane entrevue dans le film, le visionnaire qui sait mieux que tout le monde ce dont la société a besoin. Et qui est même capable d’arrêter le temps afin d’en modifier le cours naturel. Une telle vision « top-down », typique des architectes modernistes , est depuis longtemps critiquée comme profondément anti-démocratique, y compris au cinéma qui aime associer l’architecture moderniste aux rêves de milliardaires mégalomanes.
Le film de Coppola peut être vu comme la volonté de porter aux nues la figure de l’architecte utopiste, même si le réalisateur s’éloigne du modernisme bétonné au profit d’une architecture techno-biologique (conçue par l’architecte Neri Oxman, qui a dessiné les plans. Censés s’éloigner des rêves modernistes autoritaires et machinistes, ces plans sont surtout une façon de remettre au goût du jour la même idéologie techno-utopiste.
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L’architecte comme brutaliste
The Brutalist se penche également sur le modernisme architectural et ses rêves de transformation sociale, mais de façon beaucoup plus ambivalente. Film historique s’étendant des années 40 aux années 80, il raconte l’arrivée en Amérique d’un architecte juif confronté à l’antisémitisme et bientôt chargé d’ériger un centre communautaire et son église pour le compte d’un mécène milliardaire mégalomane. Si l’architecte interprété par Adrian Brody, László Tóth, est fictif, il s’inspire ouvertement de plusieurs réels architectes brutalistes, principalement Marcel Lajos Breuer.
Tous deux sont des architectes juifs d’origine hongroise ayant étudié au Bauhaus, le berceau du modernisme. Tous deux fuient l’Europe nazie et se réfugient aux États-Unis, où tous deux conçoivent un mobilier moderniste – presque identique – avant d’y devenir des champions du brutalisme. Le style novateur défendu par Toth surprend et dérange les habitants, inquiets de voir une église construite dans le style brutaliste par un architecte juif (Breuer fit face à une résistance similaire lorsqu’il construisit St John’s Abbey en 1961)
Le film propose la même vision que Coppola et Ayn Rand d’un architecte passionné et incompris qui n’a que faire des considérations comptables et traditionalistes, et se bat littéralement contre les ingénieurs et sous-traitants travaillant sur le projet. Tóth se livre corps et âme à ses constructions brutalistes, qu’il décrit comme « des machines sans parties superflues ».
Or le film est ambivalent. D’une part, il glorifie la figure de l’architecte : celui-ci préfère travailler sur un chantier de construction comme simple ouvrier plutôt que de compromettre sa vision créatrice (comme Gary Cooper dans Le Rebelle). De l’autre, il la déconstruit progressivement. László est rongé par son projet et drogué aux stupéfiants (comme Adam Driver dans Megalopolis) mais c’est surtout un individu profondément traumatisé par les camps d’extermination.
Attention ! Spoiler du film The Brutalist dans le paragraphe suivant.
La révélation du film consiste à expliquer son architecture brutaliste comme étant inspirée par celle de Dachau, qu’elle cherche à reproduire tout en la détournant : des pièces resserrées aux hauts plafonds, des espaces sombres sans fenêtres, des escaliers étroits sont montrés à l’écran tandis que les camps sont évoqués en voix-off. Extrapolant à partir des travaux de l’historien Jean-Louis Cohen sur l’architecture durant la Deuxième guerre mondiale et son influence après-guerre, le réalisateur et scénariste Brady Corbet fait du brutalisme l’expression d’un traumatisme historique et de la volonté de le dépasser. Echouant à faire table rase de l’histoire, l’architecte traduit autant le passé que le futur dans son édifice, tout en exprimant l’espoir d’un avenir meilleur. Une vision très discutable du brutalisme, mais bien plus nuancée qu’autrefois de l’architecte et de ses rêves utopistes.
Mehdi Achouche ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.