Les femmes savantes, les yeux fermés
Chaque semaine, Philippe Lacoche nous donne des nouvelles de Picardie… L’article Les femmes savantes, les yeux fermés est apparu en premier sur Causeur.

Chaque semaine, Philippe Lacoche nous donne des nouvelles de Picardie…
Il y a peu, ma Sauvageonne – encore plus ébouriffée qu’à son habitude, ses cheveux me font penser à des plumes – et moi, nous sommes rendus à la Comédie de Picardie, à Amiens, pour assister à la représentation des Femmes savantes, de Molière, dans une mise en scène de Christian Schiaretti.
Faut-il présenter cette pièce jouée pour la première fois en 1672, entre Les fourberies de Scapin (1671) et Le malade imaginaire (1673) ? Rappelons simplement que le célèbre dramaturge s’en prend aux pédantes et pédants, et en particulier à l’abbé Cotin – qui lui inspira le truculent personnage de Trissotin – qu’il avait pris en grippe depuis L’école des femmes. Trissotin ? Parlons-en. Il était ici interprété avec brio par Olivier Balazuc, au jeu subtil et nuancé, qualités que l’on peut attribuer sans hésitation à l’ensemble des comédiens, et en particulier à Francine Bergé (Bélise) et Louise Chevillotte (Armande). « L’art de l’interprétation, que ce soit celui des actrices et acteurs ou celui du metteur en scène, est celui de cacher son effort ou ses intentions, de rendre l’incarnation du texte non pas vraie mais évidente », explique Christian Schiaretti dans un texte de présentation. « Ne pas souligner la pertinence de sa lecture par l’accumulation des signes extérieurs saupoudrés sur l’ouvrage comme autant de bouées jetées là, à destination de pauvres spectateurs se noyant dans l’immensité du texte. Présomption. »
Ce soir-là, je n’ai pas eu l’impression d’être un « pauvre spectateur », non ; et pourtant, je me suis laissé emporter, noyer par l’immensité du texte. Emporté, oui, par les mélodies des mots, les rythmes, de ces versifications et prosodies classiques. Il m’est arrivé de fermer les yeux pour mieux m’imprégner du beat fait de glissades, d’allitérations, de ruptures. J’avais le sentiment d’écouter un boogie de Jimmy Reed ou de Muddy Waters. (Qu’en eût pensé Molière ?)
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La pièce terminée, l’excellent Nicolas Auvray, directeur de la Comédie de Picardie, invita le public à rencontrer les comédiens et le metteur en scène au bar. Ma Sauvageonne opta pour une coupe d’un champagne de qualité et bien moins cher qu’une place au cinéma Pathé d’Amiens ; et moi, dipsomane buté, pour une bière légère. Christian Schiaretti expliqua sa démarche ; les comédiens évoquèrent leur travail. Je les écoutais, attentif, avec une furieuse envie de taper du pied car, dans la tête, le rythme irrésistible des mots-boogies de Molière. Je demandai au metteur en scène de nous éclairer sur le fait que Balzac fût cité dans le texte. Anachronisme ? Pouvoir divinatoire de Jean-Baptiste Poquelin ? Point. Il s’agit d’une référence au poète du XVIIe siècle Jean-Louis Guez de Balzac, célèbre en son temps, mais bien moins célèbre que notre bon Honoré…
Alors qu’il partait vers son hôtel, j’ai échangé quelques mots avec le metteur en scène. Lors de la présentation, j’ai compris qu’il avait dirigé la Comédie de Reims de 1991 à 2001, puis le Théâtre national populaire de Villeurbanne de janvier 2002 à janvier 2020, et même œuvré dans le Bugey. Je n’ai pas pu m’empêcher de lui rappeler qu’il avait marché dans les pas de mon écrivain préféré : Roger Vailland. Il semblait bien le connaître et cela m’a réjoui. Je me suis juré qu’en rentrant chez ma Sauvageonne j’allais relire Drôle de Jeu tout en écoutant le boogie « Sam all over », de Canned Heat, en songeant au beat des vers de Molière. Ce que je ne fis pas ; je n’ai pas de parole.
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