Les Anglais peuvent tirer les premiers
Londres n’a pas besoin du feu vert de Washington pour lancer une bombe nucléaire. S’il existe une forme de dépendance vis-à-vis des Américains, la dissuasion britannique repose davantage sur une imbrication des programmes entre les deux pays. Un maillage de traités et d’alliances militaires qui engage aussi la France L’article Les Anglais peuvent tirer les premiers est apparu en premier sur Causeur.

Londres n’a pas besoin du feu vert de Washington pour lancer une bombe nucléaire. S’il existe une forme de dépendance vis-à-vis des Américains, la dissuasion britannique repose davantage sur une imbrication des programmes entre les deux pays. Un maillage de traités et d’alliances militaires qui engage aussi la France
Le 4 mars, sur France Inter, Édouard Philippe, ancien Premier ministre et candidat à l’élection présidentielle de 2027, parle de la nécessité de réarmer l’Europe. Abordant la question de la dissuasion nucléaire, il affirme que, si la force de frappe française est autonome, la britannique est « en double commande avec les États-Unis ». Comme si les Américains devaient donner le feu vert à tout lancement de missiles par Londres. Cette notion surnage de temps en temps dans les médias français. Certains, comme Alain Bauer, prétendent même que, à bord des sous-marins nucléaires de Sa Majesté, il y aurait deux hommes, un Britannique et un Américain, détenant chacun une clé indispensable au déclenchement du système d’attaque. L’Américain, bien entendu, ne bougerait que sur ordre de la Maison-Blanche. En réalité, par une ligne sécurisée reliant Downing Street au commandant d’un sous-marin, le Premier ministre peut, selon son bon vouloir, donner l’ordre de lancer une frappe nucléaire. Le commandant peut même le faire de son propre chef dans le cas où Downing Street serait déjà contrôlé par une puissance ennemie. Il y a bien deux ingénieurs munis de clés à bord des sous-marins, mais ils sont britanniques et aux ordres du commandant. Il n’y a pas de codes secrets ni de système de guidage américains.
D’où vient cette légende urbaine française qui se trouve ainsi propagée même par des personnalités politiques ou intellectuelles de premier plan ? Il se peut que l’origine réside dans quelque malentendu des Français à propos de certaines discussions anglo-américaines datant des années 1970. En tout cas, l’histoire constitue le reflet fantaisiste d’une réalité. Pour maintenir leur force de dissuasion nucléaire, les Britanniques sont en effet dans une relation de dépendance vis-à-vis des Américains. Le Royaume-Uni produit ses propres ogives, mais loue ses missiles Trident aux États-Unis. Ces armes sont gardées dans un stock commun dans une base sur la côte est américaine et les quatre sous-marins nucléaires britanniques, équipés chacun de seize Trident qui portent chacun huit ogives, s’y rendent périodiquement pour l’entretien et le renouvellement des lanceurs. Dans le domaine nucléaire, la coopération anglo-américaine remonte au projet Manhattan, mis en place au plus fort de la Deuxième Guerre mondiale. Elle s’est poursuivie après la guerre de manière inégale avant d’être formalisée en 1958 par le traité de défense mutuelle entre les deux pays, par lequel les signataires partagent matières fissiles, technologies et renseignements, et qui a été renouvelé régulièrement, la dernière fois en novembre 2024 pour une durée indéterminée. Par un accord commercial de 1963, les Américains ont fourni les Britanniques en missiles Polaris. Quand, dans les années 1980, ces derniers ont été remplacés par les Trident, Margaret Thatcher a décidé de les louer aux États-Unis plutôt que de les acheter afin de faire des économies d’échelle.
Une interdépendance stratégique
Il y a donc bien une forme de dépendance, mais plus encore une imbrication entre les programmes britanniques et américains – autrement dit une forme d’interdépendance. Les Anglais sont certes les parents pauvres de la relation, mais il y a tout de même partage des technologies, et les accords apportent des bénéfices pécuniaires aux deux partenaires. Cette imbrication devrait faire réfléchir tous ceux qui, de ce côté de l’Atlantique, poussent les hauts cris en déclarant que Donald Trump abandonne l’Europe, trahit ses alliés et laisse tomber l’OTAN. Car, derrière la surenchère rhétorique et médiatique, il reste tout un maillage de traités et d’échanges commerciaux que même le président américain aurait du mal à balayer du jour au lendemain si tel était son but.

le 13 mars 2023, pour discuter du partenariat AUKUS liant les États-Unis, le Royaume-Uni et l’Australie © EPN/Newscom/SIPA
À l’accord de défense mutuelle de 1958 s’ajoute depuis 2021 – au grand dam des Français – l’accord AUKUS qui lie les États-Unis, le Royaume-Uni et l’Australie. L’objectif est de renforcer l’alliance occidentale dans la région indopacifique et de contenir l’expansionnisme chinois. Il s’agit de faire de l’Australie l’avant-garde de cette alliance en la musclant dans le domaine des sous-marins d’attaque à propulsion nucléaire, mais aux armes conventionnelles. Dans un premier temps, pour un prix de 2,75 milliards d’euros, les États-Unis doivent livrer aux Australiens entre trois et cinq des sous-marins en question qui entreront en service au début des années 2030. Ensuite, l’Australie recevra le nouveau sous-marin d’attaque que les Britanniques sont en train de développer. De plus, les trois partenaires se sont engagés à collaborer en termes de recherche et technologie. Or, dans le domaine nucléaire, rien ne va jamais sans anicroche. La construction des sous-marins par les Américains s’est révélée très lente. Ils ont du mal à en produire assez pour leur propre usage. Il se peut donc que l’Australie n’en reçoive jamais (les Français peuvent se frotter les mains). Mais dans ce cas, des sous-marins sous pavillon américain prendront en charge la défense du partenaire et de ses eaux territoriales. Ce qui compte encore plus que l’accord commercial, c’est l’alliance militaire.
Bien que l’accord AUKUS ait été signé sous Biden, Trump a déjà dit qu’il le soutenait. C’est que, s’il cherche à réduire l’engagement américain en Europe face à la Russie, c’est sûrement pour mieux se focaliser sur la menace chinoise. Possédant déjà la plus grande marine militaire du monde, la Chine a renforcé son avantage par un gigantesque programme de construction acharnée de navires de guerre entre 2019 et 2023. En février et mars de cette année, une flottille chinoise a navigué tout autour du continent australien, histoire de faire étalage de sa puissance navale et d’envoyer un signal clair aux Occidentaux. Les États-Unis ont pris toute la mesure de cette provocation et savent qu’ils ont grand besoin d’amis. Ce besoin évident dément l’assertion des innombrables commentateurs européens qui prétendent que Trump veut nous imposer un nouvel ordre mondial où trois grandes puissances – les États-Unis, la Russie et la Chine – domineront chacune sa sphère d’influence en laissant les deux autres tranquilles. Cette idée est absurde. L’enchevêtrement des économies et des jeux d’influence est tel qu’aucune puissance ne peut ignorer les actions des autres. Comme l’affirme le géopolitologue américain John Mearsheimer (en dépit de ses prises de position prorusses), toute grande puissance est condamnée à ne jamais se reposer, à toujours chercher à étendre son influence pour se protéger des autres. Chacune a besoin d’alliances. Trump l’a dit en 2018 : « L’Amérique d’abord, ce n’est pas l’Amérique seule. »
À lire aussi, Jeremy Stubbs : Donald Trump : brise-tout inculte ou stratège hétérodoxe ?
Le renseignement au cœur de l’alliance anglo-saxonne
Cette recherche d’amis autour de la planète s’exprime à travers le traité UKUSA, conclu en 1946 entre le Royaume-Uni et les États-Unis. Signé ensuite par le Canada, l’Australie et la Nouvelle-Zélande, l’accord a créé le dispositif « Five Eyes » par lequel ces cinq pays partagent des renseignements d’origine électromagnétique, c’est-à-dire obtenus par la surveillance de toutes les formes de télécommunication électronique. Les renseignements obtenus peuvent être partagés aussi avec des pays amis. Trump a créé des remous quand il a unilatéralement décidé de suspendre le flux de renseignements vers l’Ukraine, mais la suspension a été temporaire et personne ne peut nier qu’ici, comme ailleurs, les États-Unis sont le plus gros poisson.
Cela pourrait conforter l’idée répandue en France selon laquelle les pays « anglo-saxons » ne seraient que les supplétifs de l’Amérique. Cependant, pour les Britanniques, l’imbrication à l’ouest avec les États-Unis se conjugue avec l’imbrication à l’est avec la France qui est l’autre grand partenaire militaire du Royaume-Uni. Ce partenariat concerne tous les domaines, y compris celui des armes nucléaires. Des deux Traités de Londres, dits aussi « de Lancaster House », signés par Sarkozy et Cameron en 2010, l’un porte essentiellement sur l’interopérabilité des forces armées et l’autre sur la coopération en matière de R&D nucléaire. Au sommet de Paris en mars 2023, Macron et Sunak ont réaffirmé l’importance de ces accords et ont mis l’accent sur la nécessité d’une présence renforcée des deux pays dans l’Indopacifique. La turbulence provoquée en Europe par les actions récentes de Trump n’a fait qu’intensifier le rapprochement anglo-français, notamment en ce qui concerne la création potentielle d’un parapluie nucléaire européen.
Nucléaire : complémentarité franco-britannique
Pour rester une puissance nucléaire crédible et servir à la fois ses propres intérêts et ceux de ses voisins proches, le Royaume-Uni a besoin de la France. Les Britanniques ont le cinquième arsenal nucléaire au monde, avec 225 ogives, et les Français le quatrième avec 290. Chacun seul représente très peu à côté des 5 889 ogives russes et des 5 224 américaines. Ensemble, ils peuvent au moins dépasser les 410 ogives chinoises. Bien qu’il ait abandonné la composante aéroportée de sa force de frappe en 1998 pour se concentrer sur les sous-marins, le Royaume-Uni dépense plus pour ses armes nucléaires que la France : en 2023, 7,5 milliards d’euros contre presque 6 milliards (l’Amérique : plus de 47 milliards). Pourtant, il fait face actuellement à de nombreuses difficultés. Le développement de son nouveau sous-marin nucléaire, le Dreadnought, connaît des délais importants et les coûts explosent. Certains des tests récents de ses missiles se sont révélés un échec humiliant. En somme, pour être un meilleur partenaire des Américains, les Britanniques ont besoin d’être un meilleur partenaire des Français.
Cette entente est en bonne voie depuis qu’en 1995, une déclaration commune anglo-française sur le nucléaire a affirmé l’identité des « intérêts vitaux » des deux pays. Ils sont tous les deux membres de l’OTAN qui s’est définie elle-même en 2010 comme une « alliance nucléaire ». Et cette dernière alliance, que Trump serait apparemment sur le point de rompre, constitue encore une imbrication dont personne n’a intérêt à se dépêtrer. Car si Trump veut se tourner plus vers l’Indopacifique à l’est, il aura toujours besoin de l’OTAN pour surveiller ses arrières à l’ouest – ainsi qu’au nord, l’Arctique représentant une autre zone de conflit potentielle.
À lire aussi, Andrew Crawford : Royaume Uni: le parti de Nigel Farage sur le point de s’effondrer ?
L’exemple stratégique des Chagos
Comme nous l’avons vu, l’Indopacifique constitue désormais un élément important de l’entente de plus en plus cordiale entre Anglais et Français. Or, sur le plan stratégique, cette entente est très utile à nos alliés américains. Les treize territoires d’outre-mer français et les quatorze britanniques offrent un réseau qui s’étend autour du globe. L’histoire récente de l’archipel des Chagos est instructive à cet égard. C’est dans ce territoire britannique du nord de l’océan Indien que se situe la base aéronavale anglo-américaine de Diego Garcia, base qui joue un rôle crucial dans l’effort pour contenir la Chine. Toutefois, la souveraineté qu’exerce Sa Majesté sur l’archipel est contestée par l’île Maurice. Les Nations unies et la Cour internationale de justice ont publié des opinions favorables à la revendication mauricienne. Par conséquent, le Premier ministre Keir Starmer a annoncé que le Royaume-Uni allait céder les Chagos aux Mauriciens, mais leur louer la base pendant 99 ans. Sa décision a déclenché de vives controverses outre-Manche, où elle a été dénoncée comme une capitulation devant l’expansionnisme chinois. Elle a suscité aussi des interrogations à la Maison-Blanche. Aux dernières nouvelles Trump serait plutôt favorable à la solution de Starmer.
Cet exemple, comme celui de la double clé nucléaire qui n’existe pas, montre l’interdépendance fondamentale entre les États-Unis, le Royaume-Uni, la France et le reste de l’alliance occidentale. Le discours hyperbolique du président américain oblige les Européens à se réarmer sérieusement et à se transformer en des alliés authentiques, plutôt qu’en vassaux. Tout le monde accuse Trump de ne pas être fiable, mais l’avons-nous été nous-mêmes jusqu’ici ? La solidarité accrue entre la France et le Royaume-Uni rendra les États-Unis plus dépendants de nous. Et si les Français ont besoin d’un gage de bonne foi de la part de la perfide Albion, la marine britannique vient de renoncer à baptiser son dernier sous-marin d’attaque « Azincourt ».
L’article Les Anglais peuvent tirer les premiers est apparu en premier sur Causeur.