Envisager le pire : le scénario d’une crise de régime imminente aux États-Unis

Exercice de prospective : que se passerait-il en cas de dégradation des rapports entre la présidence et la Cour suprême ?

Avr 2, 2025 - 18:45
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Envisager le pire : le scénario d’une crise de régime imminente aux États-Unis

L’énergie déployée par Donald Trump et son administration pour mettre en œuvre un programme consistant, pour une large partie, à défaire profondément l’État fédéral et certaines mesures prises en contournement des lois existantes ont provoqué l’ire de plusieurs juges fédéraux et des remontrances de la Cour suprême. Si cette confrontation entre l’exécutif et le judiciaire venait à se durcir, le pays pourrait entrer dans une période extrêmement troublée, et il reviendrait peut-être à l’armée de jouer un rôle déterminant.


Face aux recours de toutes parts et aux injonctions judiciaires que provoquent les décrets/ordres exécutifs du président des États-Unis ainsi que les multiples atteintes administratives ou de confidentialité commises par le bureau de la gestion et du budget (OMB) ou le département de l’efficacité gouvernementale (DOGE), les deux principaux outils à travers lesquels Donald Trump cherche à démanteler l’administration et une bonne partie des agences fédérales, peut-on envisager la possibilité d’une crise constitutionnelle prochaine ?

Si la Cour suprême des États-Unis désavouait le président ou les organes placés sous sa responsabilité exécutive et si ces derniers passaient outre les décisions de la Cour, en l’accablant d’opprobre, jusqu’où une telle confrontation pourrait-elle aller ?

Trump face à la fronde d’une partie du système judiciaire

Le moment semble se rapprocher où la Cour suprême devra se prononcer en ultime recours soit sur différentes plaintes collectives, soit sur les multiples injonctions émises par des juges fédéraux contre le gouvernement, comme elle l’a fait le 5 mars dernier, en donnant raison (en résumé) aux deux injonctions d’un juge de district du Rhode Island qui avait exigé, sans succès, la reprise des versements de fonds votés par le Congrès, provisionnés mais suspendus à l’Agence USAid.


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Le 18 mars 2025, le président de la Cour suprême John Roberts Jr est intervenu, fait rarissime, pour rappeler mais sans le nommer à Donald Trump que la bonne procédure quand on voulait contester une décision judiciaire fédérale était de faire appel plutôt que de réclamer la destitution (« impeachment ») du juge, une procédure exceptionnelle.

Le gouvernement a donc fait appel, le 20 mars, de l’ordre par lequel le juge de Washington James Boasberg (nommé successivement par Bush fils et Barack Obama, puis confirmé chaque fois par le Congrès) avait suspendu l’expulsion sans vérification scrupuleuse de 200 membres présumés d’un gang vénézuélien vers une prison du Salvador, sur la base contestable d’une loi d’exception du XVIIIe siècle.

Cet ordre a été émis avant le décollage de l’appareil qui emmenait ces expulsés vers le Salvador, ce qui peut signifier qu’il a été délibérément ignoré par les autorités, même si l’administration Trump affirme que l’injonction a été portée à sa connaissance alors que l’avion volait déjà au-dessus des eaux internationales.


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Trump a publiquement taxé le juge Boasberg de « dingue d’extrême gauche » et son secrétaire d’État, Marco Rubio, a reposté le message moqueur du président du Salvador Nayiub Bukele, allié de Trump ravi de l’assister dans ses procédures d’expulsion : « Oups… trop tard ! »

Capture d’écran du compte X de Marco Rubio, où il reposte un message de Nayib Bukele, président salvadorien, reprenant lui-même un article du New York Post consacré à l’ordre émis par le juge Boasberg. Compte X de Marco Rubio

Si la Cour suprême reconnaissait, à l’occasion de cette affaire très symbolique, ou à l’occasion d’autres décisions à venir, que le président du pays ou des membres de son cabinet s’étaient rendus coupables d’un abus de pouvoir exécutif et/ou de la violation des lois et de la Constitution fédérale, il y a fort à parier que l’exécutif fédéral refuserait catégoriquement une telle interprétation.

Beaucoup d’observateurs s’attendaient à voir une Cour aux ordres de Trump, étant donné que les conservateurs y sont majoritaires et que trois juges particulièrement radicaux ont été nommés durant le premier mandat Trump. Mais sa décision du 5 mars et le rappel à l’ordre du juge Roberts montrent qu’elle est prête à faire front, contrairement à ce qu’on pensait.

Or, la Cour est souveraine. Depuis 1803, elle s’est attribué, avec l’arrêt Marbury v. Madison, le droit de juger de la constitutionnalité des décisions de l’exécutif, selon le texte de la Constitution, mais aussi selon ses principes et ses valeurs, lesquelles ont évolué au fil des décennies. La Cour est également garante de l’équilibre constitutionnel entre les pouvoirs, de leurs compétences respectives et de l’équilibre des compétences entre l’État fédéral et les États fédérés.

Le scénario de l’escalade

Que se passerait-il si le président des États-Unis et son entourage continuaient d’agir en ignorant délibérément les décisions défavorables à leurs actions et jetaient la Cour suprême en pâture à la vindicte populaire, en l’accusant d’aller à l’encontre des attentes du peuple souverain ?

Sous l’effet de l’indignation, un tel développement pourrait pousser inexorablement une partie de la population à se mobiliser massivement pour défendre la position d’un président qui apparaîtrait une fois de plus comme entravé dans son action par cet « État profond » qu’il ne cesse de pourfendre, tandis que l’autre partie s’alarmerait au contraire d’un basculement dans la « dictature ».

Devant la virulence des manifestants hostiles à ses projets, Donald Trump pourrait en appeler à ses partisans et aux « milices patriotes », resurgies comme un spectre de la marche sur le Capitole, le 6 janvier 2021. Il pourrait aussi chercher à utiliser les services les plus opérationnels de la police fédérale voire faire appel à la Garde nationale et à l’armée elle-même, en activant l’Insurrection Act de 1807, au nom de la protection du territoire national, enclenchant au passage la loi martiale. Les affrontements violents pourraient dégénérer dans les villes et les gouverneurs des États fédérés, selon leur bord politique, pourraient ordonner à leurs forces de sécurité de contenir l’un ou l’autre des camps.

Que ferait l’armée ?

Le pire n’est jamais sûr. Mais dans ce scénario catastrophe, la seule force institutionnelle capable de s’opposer frontalement à un tel engrenage serait paradoxalement celle qui a tous les moyens d’agir derrière le président : l’armée des États-Unis.

Cette dernière pourrait déclarer, à l’occasion même de son déploiement, qu’elle ne reconnaît plus le président comme son commandant en chef, parce qu’il outrepasse la Constitution. Toutefois, la probabilité d’une telle attitude paraît très faible, et ce, pour deux raisons.

Selon la Constitution, le président est le commandant en chef des armées. Si les généraux américains lui désobéissaient, ils seraient des factieux. Or le droit militaire en matière de felony est impitoyable.

De plus, quand dans le passé l’armée a pris parti dans un conflit constitutionnel, sa partie factieuse a directement contribué au déclenchement de la guerre civile (1861-1865) où un bon tiers des généraux et des officiers supérieurs étaient passés à la Confédération. Depuis, elle a interdiction formelle, à travers le Posse Comitatus Act de 1878, de se mêler des affaires du gouvernement civil, de la justice et des procédures judiciaires.

Cependant, le chef d’état-major interarmées (chairman of the Joint Chiefs of Staff), entouré des plus hauts gradés, pourrait décider en conscience que les corps militaires cessent d’obéir temporairement aux ordres d’un président qui se place au-dessus de la Constitution fédérale et qui ne se conforme pas aux décisions souveraines de la Cour suprême.

Déjà en juin 2020, au cours de son premier mandat, quand Trump avait avancé l’idée d’envoyer l’armée d’active pour disperser les manifestations consécutives à la mort de George Floyd, sa menace avait provoqué une levée de boucliers militaires de la part d’anciens hauts gradés, parmi lesquels deux anciens chefs d’état-major d’une des trois armées, l’amiral Michael Mullen (2007-2011) et le général Martin Dempsey (2011-2015), mais aussi James Miller, ancien sous-secrétaire à la défense chargé de la politique, le général John Allen, ancien envoyé spécial du président dans la coalition contre Daech, l’amiral James Stavridis, ancien commandant suprême des forces alliées en Europe, ou encore le général John Kelly, directeur de cabinet de la Maison Blanche de 2017 à 2019.

Le 5 juin de la même année, le Washington Post publiait une lettre de 89 anciens officiels de la défense – dont plusieurs anciens secrétaires à la défense comme Ashton Carter ou Leon Panetta  – exprimant leur inquiétude face à la perspective que l’armée soit utilisée pour s’en prendre à des manifestants. Enfin, Jim Mattis, véritable légende du corps des Marines, premier secrétaire à la défense du premier mandat de Donald Trump, mais démissionnaire en décembre 2018, était sorti de son silence en juin 2020 pour condamner les divisions créées par ce dernier dans la société américaine et son instrumentalisation de l’armée.

Les dispositions du Titre 10 de l’US Code obligent les forces armées à être loyales envers la Constitution des États-Unis, pas envers le président de l’exécutif. Rappelons au passage que le président a la même obligation envers la Constitution.

De même, les forces armées sont censées obéir à des ordres légaux (vaste débat) et à refuser des ordres illégaux, une attitude qui est rappelée dans le cadre du Code of Conduct militaire. Ce document dresse la liste détaillée des situations où le corps militaire doit refuser des ordres contraires à l’éthique et au droit international des conflits armés.

L’armée peut bloquer toute tentative d’insurrection avec armes sur le territoire. Elle pourrait s’arroger de facto le pouvoir de maintien de l’ordre territorial jusqu’à ce que l’exécutif se plie aux décisions judiciaires fédérales et reconnaisse ses limites dans l’exercice de son autorité. Dans l’attente de cette résolution de crise, l’armée pourrait collaborer avec la justice des États, dans une sorte de qualified martial law, où la force armée maintient l’ordre, arrête les perturbateurs mais les remet au juge civil.

En un mot, l’armée pourrait devenir un dernier recours pour protéger les mécanismes et les rouages abîmés de la démocratie américaine, si jamais la souveraineté de l’appareil judiciaire fédéral était contestée et si le pays versait ouvertement, outre l’affrontement entre citoyens, dans l’arbitraire et la dictature larvée.The Conversation

Les auteurs ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'ont déclaré aucune autre affiliation que leur organisme de recherche.