Ce que nous apprennent les héroïnes de « House of the Dragon » sur l’éthique du « care »

Cette série fantasy peut nous aider à décrypter l’éthique de l’attention portée à autrui… en l’appliquant à l’univers du management.

Fév 11, 2025 - 20:07
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Ce que nous apprennent les héroïnes de « House of the Dragon » sur l’éthique du « care »
_House of the Dragon_ raconte la confrontation de la reine légitime Rhaenyra et de la reine consort, Alicent, qui a placé sur le trône, à la mort du roi, son fils aîné. HouseoftheDragon©HBO

House of the Dragon, série produite par la chaîne américaine HBO, a pris la suite de Game of Thrones. Elle montre la quête de légitimité de Rhaenyra et Alicent, malmenées précisément parce qu’elles sont femmes. En quoi une série relevant de la fantasy peut-elle nous aider à décrypter cette éthique de l’attention en l’appliquant à l’univers du management ?


Depuis les travaux fondateurs de la psychologue états-unienne Carol Gilligan dans les années 1980, l’éthique du care a connu des ramifications dans la plupart des sciences humaines et sociales. Il est ainsi possible d’explorer cette éthique dans le monde du travail, en parlant de management par le care. Non pas seulement en vue de prendre en compte des sujets qui mériteraient une attention particulière – les fragilités en entreprise. Mais bien plus comme un prisme global, impliquant une approche managériale nouvelle, tout entière centrée sur l’attention à soi et aux autres.


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House of the Dragon se déroule 170 ans avant les événements relatés dans Game of Thrones. La série met aux prises deux camps animés par la quête du pouvoir : celui de la reine légitime Rhaenyra, désignée par son père – le roi Viserys –, et celui de la reine consort, Alicent, qui a placé sur le trône son fils aîné à la mort du roi. La série confronte ainsi deux personnages féminins au premier plan, secondées par des hommes et des femmes. Cela constitue en soi une introduction pertinente à l’éthique du care : celle-ci en effet est d’essence féministe.

Héroïne et care

L’éthique du care n’a eu de cesse de mettre en lumière les inégalités de genre au travail et dans la division sociale du travail. L’économie du care – à l’hôpital, à l’école, dans les crèches ou les Ehpad – demeure encore très largement supportées par les femmes. En 2023, 90 % des postes de soins infirmiers et de garde d’enfants au niveau global sont occupés par des femmes. Le contexte de la crise sanitaire et la généralisation du télétravail a renforcé le care du quotidien porté davantage par les femmes que par les hommes.

Dans House of the Dragon, les rapports de pouvoirs sont aussi des rapports de lutte des genres. La série montre la quête de légitimité d’une héritière féminine, malmenée précisément parce qu’elle est une femme. Rhaenyra et Alicent sont souvent renvoyées à leur condition, qu’il s’agisse du devoir d’engendrer un héritier mâle, comme de leur capacité à conduire une guerre. Elles doivent l’une et l’autre, faire face à un entourage, exclusivement masculin (à l’exception d’une cousine pour Rhaenyra), qui régulièrement met en doute leurs capacités à conduire les affaires du royaume.

Combien de femmes, en entreprise, ont vécu cette situation ? Si vous en doutez, voici les propos que j’ai entendus en janvier 2025 dans le cadre d’une soutenance professionnelle dans le milieu du logement social, à propos d’une prise de poste : « Certains pensaient qu’une femme n’avait rien à faire dans un quartier sensible. » Présomption d’incompétence…

Volonté de connexion

Caroll Gilligan rappelle que « le care n’est pas essentiellement ou exclusivement la préoccupation des femmes ». Ce qui le caractérise par-dessus tout, c’est la volonté de « connexion » et la « centralité de la relation ».

House of the Dragon questionne ainsi la figure de la soumission masculine au pouvoir d’une femme (Rhaenyra). Mais le ralliement de Daemon, l’époux de Rhaenyra, à la conquête du pouvoir de cette dernière, au détriment de sa propre ambition, rejoint in fine la quête d’apaisement du roi Viserys, lequel, avant de décéder, voyait sa famille se déchirer sous ses yeux.

Une très belle scène rassemble ainsi cette famille désunie, au cours de laquelle Viserys témoigne tout à la fois de sa vulnérabilité – il est mourant et défiguré par la maladie – en retirant son masque, et de son profond désir de voir ses proches se rapprocher et non plus se confronter. L’essence du care, c’est ce « paradigme de l’attention », qui s’exprime ici dans une volonté de maintenir, coûte que coûte, les liens, la relation, la connexion.

La vulnérabilité, ce sujet tabou en entreprise

L’éthique du care se singularise également par sa prise en compte de notre vulnérabilité ontologique.

Femmes l’une et l’autre, Rhaenyra et Alicent ont fait l’expérience du deuil très tôt dans leur vie. Elles ont, l’une comme l’autre, perdu leurs mères. Lorsqu’elles vivent encore l’une et l’autre à Port Réal, dans le Donjon rouge – le château royal – une scène très forte les rassemble. Elle montre Rhaenyra, à peine sortie de couches, se rendre dans la chambre de la reine, qui requiert sa présence (pour voir le nouveau prince né). Aidée par son époux, elle traverse le château et se rend pleine de morgue et de défi, à ce rendez-vous. La fragilité inhérente à la maternité, bien qu’il s’agisse en l’occurrence de deux femmes concernées, est instrumentalisée de part et d’autre. L’une, pour montrer son pouvoir et s’enquérir du sexe de l’enfant. L’autre, pour manifester sa force de caractère.


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Or la vulnérabilité reste un sujet complexe à appréhender en entreprise. Les décideurs, les managers, sont censés porter leurs responsabilités indépendamment de ce qu’ils sont, de leur état de santé, des maux dont ils peuvent souffrir et qui ne sont pas forcément visibles. En ce sens, la série nous invite à nous questionner sur la fragilité, son aveu ou son silence. Elle rappelle les rapports de force qui se jouent en entreprise, comme dans un château royal fictif… Les études et enquêtes publiées sur la santé mentale au travail , comme les témoignages partagés le 4 février 2025 par les salariés atteints d’un cancer (Journée mondiale contre le cancer), en sont des illustrations.

Interdépendances

La série met magistralement en lumière le fait que nous dépendons les uns des autres. Aucun camp ne peut l’emporter sans rassembler autour de lui des alliés. Nul ne peut prétendre réussir sans le concours de vassaux et de dragonniers issus du peuple – n’en déplaise à la noblesse, qui pense avoir le monopole des dragons. La quête de vassaux occupe ainsi une bonne partie des épisodes. Le personnage le moins attentionné, Aemon, en fera probablement l’amère découverte dans la saison 3. À trop vouloir jouer seul, à ne pas savoir s’entourer et nouer d’indispensables alliances, il s’isole.

Ceux qui avancent, dans House of the Dragon, sont ceux qui savent renouer des liens, qui s’attachent à ne pas les défaire pour le moins. Or, quelle entreprise ne déplore pas le manque de collaboration, le surpoids de silos ou encore les comportements opportunistes autocentrés ? House of the Dragon souligne l’éthique du care, de l’attention : celle dont nous avons besoin, que nous recevons, est tout aussi essentielle que celle que nous prodiguons. Je dépends de toi tout autant que tu dépends de moi.

« Passion-raison »

Pascal Chabot formule cette notion : « de la passion-raison, voilà ce qui fait sens, et qui émane du centre actif autour duquel l’être tâche de s’unifier ». Cette vision d’un être humain réunifié, dans laquelle l’affectif et le rationnel ne s’opposent plus, est centrale dans l’éthique du care. Car il s’agit bien de capter et mêler, comme nous les vivons, les flux incessants entre ces deux sphères. Le philosophe rappelle que l’expérience de travail n’est pas imperméable à ces échanges :

« À leur travail aussi, les êtres sont plus attachés qu’on ne le dit ordinairement. C’est rarement à moitié que la personne s’engage, surtout si le temps a permis de multiplier les liens et les échanges. Le travail, c’est du familio-concurrentiel. […] Ce qui signifie aussi que l’on ne travaille ordinairement pas qu’avec une partie de soi-même, laissant le reste de sa personne hors champ. »

Cette porosité de la frontière érigée entre nos vies personnelles et professionnelles, de plus en plus manifeste dans un monde numérisé, est au cœur d’une série dans lesquelles les personnages sont inextricablement liés par des liens affectifs et familiaux. House of the Dragon nous questionne donc aussi sur la part des émotions en entreprise et dans nos modes de management, en considérant que, loin d’être illégitimes, elles y ont une place qui mérite d’être travaillée…The Conversation

Benoît Meyronin ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.